Joana Hadjithomas (née le ) et Khalil Joreige (né le ) sont des cinéastes et artisteslibanais. Leurs œuvres communes comprennent des films de fictions et des documentaires, des installations vidéo et photographiques, des sculptures, des performances et des textes.
Biographie
Joana Hadjithomas et Khalil Joreige sont nés à Beyrouth en 1969, ils sont tous deux issus de familles de réfugiés, l'un grec, syrien et libanais, l'autre palestinien et libanais, ils ont grandi pendant la Guerre du Liban[1],[2]. Ils collaborent depuis le début des années 1990 sur des vidéos, des films, des photographies et des installations. Ils n'ont jamais poursuivi d’études d'art ou du cinéma, mais ont commencé leur pratique à la suite de la longue guerre civile libanaise. S'inspirant de documents trouvés, d'archives personnelles et d'expériences poétiques, leur travail tente de révéler les non-dits de l'histoire, une forme de résistance à l'histoire dominante et officielle, déplaçant le regard vers des situations politiques et complexes.
Leurs œuvres sont le résultat de projets de recherche à long terme et tissent des liens thématiques, conceptuels et formels à travers des photographies, des installations vidéo et des films.
Ils s’inspirent parfois des événements familiaux tels que le kidnapping et la disparition de Alfred Junior Kettaneh, l’oncle de Joreige, ou les origines paternelles de Hadjithomas dans le documentaire ISMYRNE, avec la poétesse et peintre Etel Adnan. Cependant, l'aspect autobiographique de leur art est plus souvent implicite, comme le note Suzanne Cotter: «Presque toutes leurs œuvres contiennent des traces d'éléments de la vie des artistes et de leurs expériences réelles, ce qui pourrait être considéré comme un jeu référentiel subtil, mais qui est en fait une situation de continuité et d'inséparabilité entre leur vie et leur art. »[3]
Hadjithomas et Joreige sont également professeurs d'université et auteurs de nombreuses publications et performances.
Hadjithomas est un ancien membre du Comité de Curriculum de l'Académie Ashkal Alwan, Home Work Space.
Ils sont également membres actifs du conseil d'administration de Metropolis Cinema et cofondateurs d'Abbout Productions avec Georges Schoucair[4].
Œuvre
Que ce soit dans le cinéma, l'écriture ou l'installation, leur travail questionne la fabrication d'images et de représentations, la construction d'imaginaires et l'écriture de l'histoire. Leur travail tente de révéler les non-dits de l'histoire. Certains thèmes se reproduisent tout au long de leur œuvre: la relation entre la fiction et l'histoire, l'importance de l'écriture de l'histoire, la construction des imaginaires, l'émergence de l'individu au sein de la société communautaire, les traces de l'invisible et l’absent et sa relation avec l’image filmée et photographique.
Les projets artistiques de Hadjithomas et Joreige s’étendent souvent sur plusieurs années, et ils sont connus pour leur tendance à revisiter et reformuler leurs travaux précédents après un moment de rétrospection. L'importance de la recherche dans leur travail est telle qu'ils préfèrent se décrire non pas comme des artistes mais plutôt comme des «chercheurs»[5]. Ils se sont intéressés à un projet spatial oublié dans le monde arabe mais aussi sur la virtualité des escroqueries sur Internet et des spams pour interroger les croyances, les imaginaires de corruption et l'historiographie du monde. Une de leurs dernières œuvres est centrée sur la poésie comme un outil pour s'opposer au chaos et aux barbares. Dernièrement, ils ont concentré leurs recherches sur des carottages archéologiques et géologiques, dans leur projet Unconformities qui questionne l'ère Anthropocène.
Inspirés par des archives personnelles et des documents trouvés, ils travaillent en collaboration avec d'autres écrivains, philosophes, historiens, archéologues et illustrateurs, et soulignent l'importance de cet aspect:
"Nous croyons en la rencontre plus qu'en influence et, au-delà, nous cultivons l'admiration: tant de photos, de séquences de films, de conversations, de rencontres et d'échanges nous ont permis d'admirer quelqu'un ou quelque chose. »[6]
Hadjithomas et Joreige sont des réalisateurs reconnus internationalement. Leur filmographie comprend les documentaires Khiam 2000 - 2007 (2008), The Lebanese Rocket Society : l'étrange histoire de l'aventure spatiale libanaise, 2013 et ISMYRNE, 2016 et les films de fiction Autour de la maison rose, 1999, A Perfect Day (2005), Je Veux Voir, avec Catherine Deneuve et Rabih Mroué, 2008 et Memory Box, en 2021, sélectionné à la Berlinale et sorti dans plus de 40 pays.
Dans leurs films de fiction, ils empruntent souvent les tropes du cinéma documentaire, et vice-versa, brouillant les frontières entre le réel et l'illusoire[9].
Hadjithomas et Joreige tissent des liens formels, conceptuels et thématiques à travers des photographies, des installations vidéo et des films. Mais chaque discipline ne s’exclut jamais les autres : leur travail dans le cinéma débouche sur des projets dans les arts plastiques, et vice-versa. Comme l'écrit Jean-Michel Frodon, leur travail «non seulement met continuellement en question les distinctions entre les arts visuels, la vidéo et le cinéma, le film de fiction et le documentaire, mais surtout se développe en étant constamment reformulé par ces distinctions»[10].
Sélection d’œuvre
Hadjithomas et Joreige présentent souvent leur travail comme des installations. Dans Le Cercle de la Confusion, par exemple, les visiteurs sont invités à retirer l'un des trois mille fragments qui composent une photographie aérienne géante de Beyrouth. Derrière chaque fragment se lit "Beyrouth n'existe pas". Petit à petit, la ville commence à disparaître et un miroir se révèle, dans un geste qui démontre comment les lieux sont formés par les désirs que nous projetons sur eux[11].
Hadjithomas et Joreige s'interrogent sur l'acte de représentation des conflits. «Nous ne montrons pas d'images de guerre», ont déclaré Hadjithomas et Joreige, «nous montrons ce que la guerre fait aux images»[12]. Par exemple, dans leur série Wonder Beirut (1997-2006), les artistes reprennent les images de la ville dans des cartes postales datant d'avant la guerre civile libanaise, dont la vente s'est poursuivie dans des boutiques touristiques après la fin du conflit, alors que de nombreux bâtiments avaient disparu. Hadjithomas et Joreige ont attribué ces images à un photographe pyromane fictif, Abdallah Farah, qui a tenté de reporter sur ses images les bombardements et destructions que les lieux qu'elles représentaient subissaient durant les guerres libanaises. Ce processus a permis aux artistes de s'interroger sur l'écriture de l'histoire mais aussi sur la photographie elle-même : «nous voulions revenir à la définition ontologique de ces images: l'inscription de la lumière par la combustion». Le projet s'est développé sur trois étapes : Histoire d'un Photographe Pyromane, Cartes Postales de Guerre, et enfin Images Latentes, un journal photographique d'image que Farah a photographié mais qu'il n'a jamais développés[13].
Les thèmes d'absence, de latence et de réappropriation photographique sont également au cœur du projet Faces, qui prend pour sujet les affiches des «martyrs» tués pendant la guerre civile libanaise, exposés autour de Beyrouth. Pendant de nombreuses années Hadjithomas et Joreige ont photographié ces affiches ternies, et ont demandé des illustrateurs de révéler les traits fantomatiques encore visibles, dans un processus qui se questionne sur la possibilité de ramener l'image, une trace, une matière, une image durable[14].
La relation de l'histoire avec la réalité est un thème qui émerge également dans leur projet documentaire et photographique Khiam (2000), où Hadjithomas et Joreige ont d'abord filmé le témoignage de six anciens détenus d'un camp à Khiam, une zone occupée par Israël au sud du Liban. Six ans plus tard, ils sont retournés au camp après sa destruction pendant la guerre de 2006. Le projet documente un voyage qui questionne la possibilité de l'art comme mode de reconstitution, de témoignage et de trace[15].
Comme Khiam, The Lebanese Rocket Society est un projet pluridisciplinaire; un film documentaire, mais aussi une série d'installations de six parties, organisé en deux sections: Elements for A Monument (I et II) et A Tribute to Dreamers (II - VI). Le film raconte l'histoire d'un groupe d'étudiants de l'Université Haigazian qui a commencé à faire des tests en vue de conquérir l'espace. Hadjithomas et Joreige s'interroge sur ces personnages et leurs motivations dans le contexte du Liban dans les années 1960, et pourquoi cette histoire, qu'on trouve dans tous les journaux de l'époque, a été oublié au fil du temps.
Ce long processus de recherche et de collection se trouve également dans un autre projet développé par Hadjithomas et Joreige, qui se concentre sur les arnaques par mail. Depuis 1999, les artistes ont recueilli plus de quatre mille courriels, destinés à inciter leurs lecteurs à envoyer de l'aide financière. Au cours de nombreuses expositions et installations, Hadjithomas et Joreige ont créé un itinéraire narratif autour de ces arnaques modernes et ont retracé leur histoire à partir de leur origine, une tradition littéraire connue sous le nom de la lettre de Jérusalem[16].
Comme le disent Hadjithomas et Joreige, «ces archives virtuelles décrivent une cartographie des conflits, symptôme de l'état du monde et des relations complexes, motivées par les idéologies coloniales entre le Nord et le Sud, tout en restant un espace pour des rencontres singulières et des expériences poétiques»[17].
Dans le cadre de ce projet, Hadjithomas et Joreige ont créé l'installation sonore et vidéo The Rumour of the World, où ils ont demandé à 38 acteurs amateurs de lire et d'incarner ces arnaques, afin de se questionner sur les histoires qu'ils racontent, qui brouillent les frontières entre le réel et la fiction, et le besoin humain d'y croire[18].
L'installation est constituée de carottages, des échantillons des matières naturelles et humaines prélevées entre 2014 et 2017, qui révèlent les mondes souterrains de trois villes omniprésentes dans l'histoire et la pensée des artistes: Athènes, Paris et Beyrouth. Le projet questionne les récits et les représentations possibles de l'histoire, où les échantillons de base ne sont pas seulement une succession de strates, mais aussi des actions et des événements qui combinent des époques et des civilisations différentes. Les vestiges et les transformations invisibles sont rendus visibles. Ces recompositions poétiques révèlent à la fois des mouvements géologiques catastrophiques et régénératifs, ainsi que le cycle constant de construction et de déconstruction que les villes subissent, chaque civilisation utilisant les pierres du dernier.
Hadjithomas et Joreige ont également décrit ce projet comme une interrogation de l'ère de l'Anthropocène.
Joana Hadjithomas & Khalil Joreige. Se souvenir de la lumière, Coédition Jeu de Paume / Sharjah Art Foundation / Haus der Kunst / Institut Valencià d’Art Modern / Koenig Books, 2016.
Joana Hadjithomas & Khalil Joreige. Les Rumeurs du monde. Repenser la confiance à l’âge de l’Internet, sous la dir. d’Omar Kholeif, Berlin, Sternberg Press, 2015.
« Khalil Joreige & Joana Hadjithomas », Le centre d’art du 3bisf, Aix-en-Provence, et le FRAC Provence-Alpes-Côte d’Azur, Semaine, hors-série « Ulysses », n° 18, 2014.
Joana Hadjithomas & Khalil Joreige, sous la dir. de Clément Diri., Zurich, JRP | Ringier / Montréal, Leonard & Bina Ellen Art Gallery, 2013.
Le Cinéma de Joana Hadjithomas & Khalil Joreige. Entretiens avec Quentin Mével, Paris, éditions Independencia, 2013.
↑Max Silverman, « Entretien avec Joana Hadjithomas et Khalil Joreige : Je veux voir », Contemporary French and Francophone Studies, vol. 18, no 5, , p. 530-541 (DOI10.1080/17409292.2014.976376)