En linguistique, les termes « racine » et « radical » sont associés. Certains linguistes y voient même des synonymes[1], d’autant plus qu’en anglais on utilise le terme root comme équivalent des deux[2], Crystal 2008 mentionnant que le terme radical est parfois utilisé au lieu de root[3]. En effet, les deux termes ont en commun de se référer à un élément de base du mot, dépourvu de tout affixe, dans les langues flexionnelles et les langues agglutinantes. Cependant, au XXIe siècle, les deux termes sont distingués dans la terminologie linguistique française[4] selon certaines caractéristiques de l’élément de mot en question. De plus, chacun des deux termes continue d’avoir plusieurs interprétations.

Interprétation diachronique

Pour certains linguistes[5], le terme « racine » se réfère à l’histoire des mots, à leur étymologie. La notion de racine a une grande importance dans les études diachroniques visant à reconstituer le proto-indo-européen. Dans ces études, la racine est l’élément de base, le plus ancien de l’histoire d’un mot, reconstitué par la comparaison de ses correspondants dans les langues indo-européennes, en tenant compte de lois phonétiques spécifiques[6]. On est arrivé, par exemple, à la conclusion que le mot sanscrit parayati « mener à travers », celui du grec ancien peirein « passer à travers », le mot latin portare « porter », l’arménien hordan « avancer », le slave ancien pariti « voler », l’ancien anglais faran « aller, voyager » et beaucoup d’autres mots ont tous pour base la racine proto-indo-européenne *per-, dont le sens est « mener quelque part, passer à travers »[7].

La distinction entre racine et radical apparaît déjà dans l’étude des racines indo-européennes. Une telle racine est un symbole hypothétique qui exprime une certaine notion, constitué de deux consonnes, par exemple. La racine est débarrassée de tous les éléments de flexion ou de formation des mots (affixes, etc.), étant irréductible sous cette forme. Une racine de deux consonnes apparaît dans les mots complétée par une voyelle qui diffère dans des variantes de la racine appelées « radicaux ». Ceux-ci servent de base à la flexion. Par exemple, la racine g e/o n exprimant la notion d’engendrer et de naissance, se réalise par les radicaux gen, gon, gn, etc., le premier apparaissant dans le verbe français engendrer[8]. Bussmann 1998, en utilisant le terme (en) root, mentionne que les mots cités dans le paragraphe précédent ont à la base les éléments *per- ou *par-[9], qui seraient donc des radicaux dans la terminologie française.

Interprétations synchroniques

Le terme « racine » est aussi utilisé dans la linguistique concernant les langues sémitiques actuelles. C’est en général un ensemble de trois consonnes, et la flexion, appelée « interne » dans ce cas, ainsi que, en partie, la formation de mots, consiste en le changement des voyelles qui se trouvent entre ces consonnes. En arabe, par exemple, la racine k-t-b représente la notion « écriture » et sert à former des mots tels kataba « a écrit », katib « scribe, écrivain », kitab « document écrit, livre », kutub « livres »[8].

La distinction entre racine et radical existe dans une interprétation synchronique également, le terme « radical » dénommant une des formes prises par une racine. Celle-ci serait l’élément irréductible, commun à tous les membres d’une même famille de mots appartenant à une langue ou à une famille de langues. Elle est obtenue après élimination de tous les affixes, et elle porte le sens essentiel, commun à tous les mots constitués avec elle, étant la forme abstraite servant de base de représentation à tous les radicaux qui en sont les manifestations. Il y aurait, par exemple, une racine /ven/ avec deux radicaux, ven- et vien-, qui se réaliseraient à la suite de l’ajout de divers affixes, le premier dans venir, venons, etc., le second dans vienne, viennent, etc. Des mots de langues différentes pourraient aussi avoir une racine commune qui se réaliserait par des radicaux différents dans ces langues, comme la racine /chant/, avec le radical chant-, dans le verbe chanter hérité du latin et ses formes, et le radical cant- dans cantatrice, par exemple, mot italien emprunté par le français. Une racine peut aussi avoir un seul radical, les deux se confondant alors[8].

Le terme « radical » a d’autres interprétations synchroniques encore, non rapportées à la notion de racine.

Dans l’une d’elles, le radical serait une base à laquelle on peut ajouter des affixes grammaticaux. Le radical serait donc un mot indépendant ou un segment de mot sans aucun affixe ou seulement avec un ou plusieurs affixes lexicaux[10],[11].

Le radical en tant que base élémentaire

Le plus souvent, dans les études synchroniques, le radical est la forme de base d’un mot qui n'est pas analysable sans la perte totale de son identité, autrement dit, ce qui reste d’un mot après que tous ses affixes, aussi bien grammaticaux que lexicaux, ont été enlevés[3]. Du point de vue morphologique, c’est un morphème, tout comme les autres éléments du mot, les affixes[12]. Le radical est commun à toutes les formes grammaticales d’un mot et à tous les mots qui constituent une famille de mots[13].

Ainsi, le radical est la base élémentaire de la flexion (dans les langues flexionnelles) et de l’ajout d’affixes (dans les langues agglutinantes), qu’il s’agisse de l’expression des rapports grammaticaux ou de la formation de mots.

En anglais, par exemple, langue flexionnelle, play- est un radical et en même temps le verbe play à l’infinitif (« jouer ») et à cinq formes personnelles du présent simple, ainsi que le nom signifiant jeu. On en forme, par ajout du morphème suffixe dérivationnel -er, le nom player « joueur », puis, par ajout du morphème désinence -s, la forme de pluriel players « joueurs ».

Toujours en partant de radicaux, on réalise la flexion interne, qui joue un rôle très important dans les langues sémitiques comme l'arabe par exemple (voir plus haut), mais ces procédés existent dans d’autres langues aussi, comme dans une certaine mesure en anglais (man « homme » – men « hommes » ; write « écrire » et cinq formes personnelles au présent simple – wrote toutes les formes du passé simple[14]) et, dans une moindre mesure, en français : peutput, saitsut, prendprit, metmit[15].

Dans une langue agglutinante, comme le hongrois, au radical ház-, morphème unique dans le mot ház « maison », par ajout des suffixes dérivationnels -as, -ság, et grammaticaux -a, -i, -m et -ról, on obtient le mot házasságaimról « au sujet de mes mariages »[16].

Par composition aussi, on peut obtenir des mots nouveaux à partir de deux radicaux, par exemple (fr) chou-fleur[17], (en) blackbird « merle » (littéralement « oiseau noir »)[3].

Le sens du radical

Certains radicaux ont un sens notionnel, lexical. Ce sens est directement intelligible dans le cas du radical du nom, du verbe et de l’adjectif et indirectement intelligible dans celui du radical du pronom. Ont un sens non lexical mais grammatical les radicaux des conjonctions, des prépositions, des postpositions, radicaux qui sont en même temps des mots invariables. D’autres radicaux, généralement des mots invariables aussi, ont un sens pragmatique ou modal. Tels sont les interjections et les mots pris en compte en tant qu’adverbes dans certaines grammaires, comme celles du français ou du roumain, dont certains sont considérés comme des mots de natures à part, appelés modalisateurs et/ou particules, dans d’autres grammaires, comme celles du hongrois[18].

La forme du radical

Dans certaines grammaires, on considère qu’il y a des radicaux à forme unique et d’autres à deux ou plusieurs variantes. Dans le cas des derniers, l’une des formes est typique, abstraite, appelée invariante. Celle-ci représente le morphème radical et on considère qu’il a autant de réalisations qu’il y a des formes, appelées variantes ou allomorphes[19],[20]. Cette distinction est analogue avec celle entre phonème et allophone en phonologie, et elle correspond à celle entre racine et radical présente dans Dubois 2002 (voir plus haut).

Entre les variantes d’un radical il y a ce qu’on appelle des alternances phonétiques (vocaliques et consonantiques). Certaines variantes sont appelées combinatoires, c’est-à-dire causées par l’ajout d’affixes, étant de nature morphophonologique. Il y a plusieurs sortes de telles alternances, en fonction aussi de la langue donnée :

La flexion interne aussi peut être considérée comme un système d’alternances vocaliques.

Radical libre et radical lié

Certains radicaux sont des morphèmes libres et donc peuvent constituer des mots par eux-mêmes et remplir ainsi leur rôle dans la phrase[26]. D’autres radicaux, n’ayant pas cette caractéristique, sont des morphèmes liés, tout comme les affixes. Entre le caractère totalement libre et totalement lié des radicaux, il y des nuances :

Il y a aussi des radicaux liés qui n’ont qu’une seule forme. Tel est le cas, en hongrois, des radicaux verbaux appelés « fictifs », auxquels on doit ajouter au moins un suffixe non désinentiel pour qu’ils soient des mots. Par exemple, le verbe forgat « il/elle fait tourner » est formé du radical fictif et lié for-, avec le suffixe -gat et la désinence ∅.

Un exemple anglais de radical lié à forme unique est -ceive, qui ne peut constituer des mots qu’avec des préfixes : receive « recevoir », conceive « concevoir », deceive « tromper »[3].

Références

  1. Par exemple Constantinescu-Dobridor 1998 (article radical).
  2. Eifring et Theil 2005, chap. 2, p. 30.
  3. a b c et d Crystal 2008, p. 419.
  4. Par exemple dans Grevisse et Goosse 2007 (p. 150).
  5. Par exemple Grevisse et Goosse 2007 (p. 150) ou Bidu-Vrănceanu 1997 (p. 398).
  6. Bussmann 1998, p. 1013.
  7. Etymonline, article *per- (2). Le signe * indique une forme non-attestée mais reconstituée.
  8. a b et c Dubois 2002, p. 395.
  9. Bussmann 1998, p. 1013. À noter que les racines et les radicaux sont transcrits différemment par Etymonline et Bussmann 1998, d’un côté, et par Dubois 2002, de l’autre.
  10. Bidu-Vrănceanu 1997, p. 398.
  11. Constantinescu-Dobridor, article radical 2.
  12. Laczkó 2000, p. 39.
  13. Constantinescu-Dobridor 1998, article radical 1.
  14. Eifring et Theil 2005, p. 31.
  15. a b c d et e Fyodorov 2008, p. 26.
  16. A. Jászó 2007, p. 26.
  17. Dubois 2002, p. 106.
  18. Laczkó 2000, p. 40-41.
  19. Bidu-Vrănceanu 1997, p. 39.
  20. a et b Laczkó 2000, p. 42.
  21. Siptár 2006, p. 15.
  22. a b c d et e Constantinescu-Dobridor 1980, p. 28–29.
  23. Klajn 2005, p. 37.
  24. Klajn 2005, p. 38.
  25. Klajn 2005, p. 29.
  26. Section d’après Laczkó 2000, p. 46-47, sauf les informations des sources indiquées à part.

Sources bibliographiques

Voir aussi