Dans le domaine socio-économique, la main invisible est une expression (forgée par Adam Smith) qui désigne la théorie selon laquelle l'ensemble des actions individuelles des acteurs économiques, guidées (par définition) uniquement par l'intérêt personnel de chacun, contribuent à la richesse et au bien commun.
La main invisible est une expression employée à trois reprises dans l'œuvre d'Adam Smith :
« Car il peut être observé que dans toutes les religions polythéistes, parmi les sauvages comme dans les âges les plus reculés de l'Antiquité, ce sont seulement les événements irréguliers de la nature qui sont attribués au pouvoir de leurs dieux. Les feux brûlent, les corps lourds descendent et les substances les plus légères volent par la nécessité de leur propre nature ; on n'envisage jamais de recourir à la « main invisible de Jupiter » dans ces circonstances. Mais le tonnerre et les éclairs, la tempête et le soleil, ces événements plus irréguliers sont attribués à sa colère. »
— Adam Smith « History of Astronomy », 1755~, in W.P.D Wightman and J.C Bryce (eds), Adam Smith Essays on Philosophical Subjets, Clarendon Press, 1981, p. 49[1]
« Le produit du sol fait vivre presque tous les hommes qu'il est susceptible de faire vivre. Les riches choisissent seulement dans cette quantité produite ce qui est le plus précieux et le plus agréable. Ils ne consomment guère plus que les pauvres et, en dépit de leur égoïsme et de leur rapacité naturelle, quoiqu'ils n'aspirent qu'à leur propre commodité, quoique l'unique fin qu'ils se proposent d'obtenir du labeur des milliers de bras qu'ils emploient soit la seule satisfaction de leurs vains et insatiables désirs, ils partagent tout de même avec les pauvres les produits des améliorations qu'ils réalisent. Ils sont conduits par une main invisible à accomplir presque la même distribution des nécessités de la vie que celle qui aurait eu lieu si la terre avait été divisée en portions égales entre tous ses habitants ; et ainsi, sans le vouloir, ils servent les intérêts de la société et donnent des moyens à la multiplication de l'espèce. »
— Adam Smith, 1999 [1759], Théorie des sentiments moraux, Léviathan, PUF, p.257
« Mais le revenu annuel de toute société est toujours précisément égal à la valeur échangeable de tout le produit annuel de son industrie, ou plutôt c’est précisément la même chose que cette valeur échangeable. Par conséquent, puisque chaque individu tâche, le plus qu’il peut, 1° d’employer son capital à faire valoir l’industrie nationale, et 2° de diriger cette industrie de manière à lui faire produire la plus grande valeur possible, chaque individu travaille nécessairement à rendre aussi grand que possible le revenu annuel de la société. À la vérité, son intention, en général, n'est pas en cela de servir l'intérêt public, et il ne sait même pas jusqu'à quel point il peut être utile à la société. En préférant le succès de l'industrie nationale à celui de l'industrie étrangère, il ne pense qu'à se donner personnellement une plus grande sûreté ; et en dirigeant cette industrie de manière à ce que (sic) son produit ait le plus de valeur possible, il ne pense qu'à son propre gain ; en cela, comme dans beaucoup d'autres cas, il est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n'entre nullement dans ses intentions ; et ce n'est pas toujours ce qu'il y a de plus mal pour la société, que cette fin n'entre pour rien dans ses intentions. Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent d'une manière bien plus efficace pour l'intérêt de la société, que s'il avait réellement pour but d'y travailler. Je n'ai jamais vu que ceux qui aspiraient, dans leurs entreprises de commerce, à travailler pour le bien général, aient fait beaucoup de bonnes choses. Il est vrai que cette belle passion n'est pas très commune parmi les marchands, et qu'il ne faudrait pas de longs discours pour les en guérir. »
— Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Livre IV, ch. 2, 1776 ; d'après réédition, éd. Flammarion, 1991, tome II p. 42-43.
Dans le domaine socio-économique qui est celui de la deuxième et de la troisième occurrence, cette formule évoque l'idée que des actions guidées par notre seul intérêt peuvent contribuer à la richesse et au bien-être commun. Malgré sa place très modeste dans l’œuvre de Smith, cette expression est devenue très populaire, au point de faire l'objet de nombreux commentaires et de nombreuses interprétations, dont certaines portent sur le sens qu'elle avait pour Smith dans le contexte de son époque, et la plupart sur les usages qui en ont été faits postérieurement par d'autres auteurs.
Les diverses interprétations, au moins quatorze, seront examinées plus loin. Une des causes du foisonnement des interprétations tient au fait que Smith écrit au moment où la controverse autour du système de l'optimisme de Leibniz est très vive. Dès lors se pose la question de savoir si la « main invisible » est ou non la métaphore de quelque chose de proche de ce système. L'autre raison à la multiplicité des interprétations tient à leurs conséquences pratiques tant au niveau économique que politique, c'est ce que nous appellerons par la suite, les enjeux.
Grampp[3] a recensé neuf façons d'interpréter la main invisible[4], interprétations proposées par des chercheurs :
Un des mérites de l'article de Grampp (2000) est d'insister sur le fort pouvoir rhétorique[15] et la grande capacité d'évocation de l'expression « main invisible », montre que parfois, nous l'interprétons davantage en fonction de l'idée que nous en avons que de ce que Smith a réellement écrit. Toutefois, la typologie de Grampp mélange des interprétations de niveaux différents, et c'est là aussi sa faiblesse. En effet, alors que certaines interprétations fixent un cadre général de pensée ou font de la « main invisible » une métaphore d'un tel cadre, d'autres sont bien plus techniques, tandis que d'autres encore visent surtout à minimiser la portée « réaliste » de la « main invisible » ou à dissocier les différentes occurrences de l'expression.
Aux interprétations inventoriées par Grampp sont venues s'ajouter celle émanant de Grampp lui-même, et celles, souvent récentes, d'économistes et de philosophes français.
Grampp (2000) s'interroge sur le fait de savoir si les trois références à la « main invisible » (que l'on trouve respectivement dans l'History of Astronomy, la Théorie des Sentiments moraux et dans la Richesse des nations) forment un oratorio, c'est-à-dire si nous devons les interpréter comme se référant toutes à un même principe, ou si, au contraire, elles sont des variations sur un thème non joué[16], c'est-à-dire si derrière les mêmes mots se cachent en réalité des principes différents. Il suit là une voie ouverte par Macfie (1971).
Pour Élie Halévy, la main invisible occupait vraiment une place centrale dans l'œuvre de Smith. Cette assertion a été récemment contestée de façon radicale par Emma Georgina Rothschild (en), et, de façon plus feutrée, par Michaël Biziou. Pour comprendre cette opposition, il faut se rappeler qu'il existe une double lecture de Smith : l'une « conservatrice » avec Edmund Burke, l'autre « progressiste » avec Thomas Paine, Mary Wollstonecraft ou encore James Mackintosh[23]. Emma Rotschild rapproche Smith de Nicolas de Condorcet et elle se réclame d'un « libéralisme progressiste ». C'est peut-être cela qui l'amène à minimiser le rôle de la main invisible. Philippe Raynaud[24], dans une recension de ce livre, doute qu'on puisse évacuer aussi facilement la « main invisible », laquelle participe d'une tension à l'intérieur du libéralisme entre conservatisme et progressisme et « permet de mettre au service d'une vision immanente de l'ordre social, des schèmes “providentialistes” traditionnellement utilisés pour défendre une vision hiérarchique et théologico-politique de l'autorité politique ».
Les interprétations précédentes supposent le plus souvent, soit en l'acceptant soit en le rejetant, que la main invisible devait s'interpréter dans le cadre d'une harmonie naturelle des intérêts, et donc, dans le cadre du « système de l'optimisme » qui découle en grande partie de la théodicée de Leibniz, auteur dont Jon Elster (1975) a montré l'influence sur la formation du capitalisme. Dès lors, deux questions se posent : Smith est-il un tenant du système de l'optimisme, et sinon, une interprétation non leibnizienne de la main invisible est-elle possible ?
Smith n'utilise pas la notion de monade mais celle de « vice-gerents ». Pour Clavé[29], « si l'on s'interroge sur ce qui différencie la monade du « vice-gerent », on voit que l'une est directement liée à Dieu ou à la Nature, dont il est une émanation et qui lui confère son autorité, alors que l'autre n'est qu'une essence, qui a une certaine autorité mais qui n'est pas directement lié à la divinité ». Sur le plan politique, le terme « vice-gerent » est employé au XVIIe siècle par les protestants anglais en lutte contre l'absolutisme royal, pour signifier que le roi ne tient pas directement le pouvoir de Dieu mais que, comme tous les hommes, il a en lui des semences du pouvoir souverain. Ce qui chagrine Smith dans les « vice-gerents », c'est qu'ils ont tendance à nous faire davantage apprécier la vertu que cela ne serait nécessaire, et qu'ils tendent trop à limiter les intérêts et les passions, moteurs de l'activité humaine. Clavé[30] se demande si cela ne vient pas du fait que, chez Smith, il existe à côté de la droite raison une raison trompeuse.
Alors que la maximisation est un principe fondamental de l'architectonique du « système de l'optimisme », en particulier dans sa version malebranchienne, ce thème est peu présent chez Smith et, pour lui, le marché est plutôt un lieu destiné à amener les passions à la mesure[31].
Dès lors, comment interpréter la main invisible ? Clavé[32] remarque que selon Arendt, « à Rome, le mot utilisé pour indiquer un commandement divin était numen qui vient de nuere, “hocher la tête affirmativement” » et que « pour les romains, les auspices délivrés par les augures, à la différence des oracles grecs qui indiquaient le futur, révélaient seulement l'approbation ou la désapprobation des dieux ». Par ailleurs, en révélant leur accord, Arendt note que les dieux « “augmentent” et confirment les actions humaines, mais ne les commandent pas » (citation in Clavé, 2005, p. 62). Ainsi pour Clavé, la main invisible n'est pas un mécanisme qui harmoniserait automatiquement les intérêts. Elle montre simplement aux hommes que certaines actions, dont ils pourraient douter de l'intérêt, ont également des aspects positifs dont il convient de tenir compte. Cet auteur écrit[33] que la « main invisible de Jupiter » se réduit à un simple hochement de tête sans qu'aucune justification ne soit fournie, tandis que la « main invisible » de la RDN et de la TSM possède une faculté d'accorder aux actes, ou de signaler, une plus-value ou un surplus de bienveillance qui les désigne à notre jugement. Elle peut être interprétée comme une norme, à partir de laquelle s'exerce la faculté de juger pour améliorer la situation des hommes. Cette interprétation semble d'autant plus en phase avec la pensée de Smith que Biziou[34] souligne que, lorsque Smith utilise l'adjectif anglais « liberal », il l'emploie à la fois au sens de généreux et de liberality, terme qui décrit « une disposition d'esprit capable de former librement des jugements ».
Pour Jean-Pierre Dupuy[36] : « la tradition pensait que les intérêts pouvaient “contenir”, c'est-à-dire endiguer les passions, au sens qu'ils en sont infectés. Le virus de la contagion est en eux. Et si chez Smith l'économie contient la violence – c'est cela, la “main invisible” – c'est dans le double sens du verbe “contenir” ». Pour cet auteur[37] : « la main invisible, principe d'“ordre à partir du désordre”, est en définitive la figure même de la transcendance à partir de l'immanence ».
En partie à la suite de Jean-Pierre Dupuy, une part non négligeable de la recherche française sur Smith n'a pas directement porté sur la « main invisible », mais plutôt sur l'articulation de concepts smithiens facteurs d'harmonie sociale tels que la sympathie, le spectateur impartial ou la division du travail. La façon dont Alain Bruno (2001 p. 83) interprète la « main invisible » semble relativement représentative d'une partie de ces travaux. Alain Bruno[10] écrit au sujet de « main invisible » : « C'est une abstraction sociale, comme l'est le spectateur impartial qui s'exprime et s'anime dans l'expérience et l'action concrète des individus. Cependant, là où le spectateur impartial est une norme sociale qui sert à mesurer les écarts des comportements individuels pour déclencher ou non de la sympathie, la main invisible est l'expression de la différenciation des pratiques individuelles et du “jeu social” qu'elles mettent en œuvre ». Mais n'est-ce pas là trop négliger la « transcendance à partir de l'immanence » dont parle Jean-Pierre Dupuy ?
Lorsque Smith commence à écrire son œuvre, la querelle entre les opposants et les tenants du « système de l'Optimisme » (dont les principaux concepteurs sont Malebranche et surtout Leibniz) bat son plein. Rappelons que D'Alembert[38] dans l'Encyclopédie définit le système de l'optimisme comme « l'opinion des philosophes qui prétendent que ce monde-ci est le meilleur que Dieu pût créer, le meilleur des mondes possibles ». Faut-il, dès lors, interpréter la main invisible dans le cadre du « système de l'optimisme » ou dans une autre approche, plus en phase avec en France, la philosophie de D'Alembert, et en Angleterre avec celle de Newton et des penseurs des révolutions anglaises du XVIIe siècle et de certains des néo-platonistes de Cambridge, c'est-à-dire de ceux que Clavé (2005) appelle les tenants d'une « architectonique cicéro-platonicienne » ?
L'école néoclassique reprend le terme de main invisible dans le modèle de concurrence pure et parfaite (et tous les modèles dont le cadre institutionnel est fait d'agents preneurs de prix et d'un centralisateur bénévole faiseur de prix).
Pour certains penseurs néoclassiques, ce modèle de mécanisme des prix serait une modélisation du concept de main invisible d'Adam Smith dans la Richesse des Nations.
Cependant, cette interprétation des idées d'Adam Smith est sujette à des questionnements.
D'après Noam Chomsky[50] nous sommes censés vénérer Adam Smith mais non le lire car, en réalité, il postulait déjà que la sympathie était la valeur humaine centrale, et qu'il fallait donc organiser la société de façon à satisfaire cet élan naturel des êtres humains pour la sympathie, le soutien mutuel (voir L'Entraide). En fait, son argument crucial supposé en faveur des marchés, conduirait à l'égalité parfaite. La célèbre expression de Smith sur la « main invisible » n'apparaît qu'une fois dans La Richesse des nations et dans le contexte d'un raisonnement contre ce que nous appelons aujourd'hui le néolibéralisme[51]. Smith dit que si les industriels et les investisseurs anglais importaient et investissaient outre-mer plutôt que chez eux, ce serait nuisible à l'Angleterre. Autrement dit, s'ils suivaient ce que nous nous appelons aujourd'hui « les principes d'Adam Smith », cela serait nuisible à l'Angleterre. Mais poursuit-il, il n'y a aucune raison de redouter ce scénario, car « à égalité de profit ou à peu près, tout marchand en gros préférera naturellement le commerce intérieur au commerce étranger de consommation ». C'est-à-dire que chaque capitaliste britannique préférera, individuellement, utiliser des biens produits sur le territoire national et investir dans son pays. Ainsi, comme s'il était « conduit par une main invisible à remplir une fin qui n'entre nullement dans ses intentions », il conjurera la menace de ce qu'on appelle aujourd'hui le néolibéralisme. L'économiste David Ricardo a avancé un argument tout à fait semblable. Selon cette interprétation, Smith et Ricardo avaient tous deux compris qu'aucune de leurs théories ne fonctionnerait s'il y avait une libre circulation et un libre investissement des capitaux[52].
Parmi les économistes keynésiens, il faut noter Howard Bowen, qui cherche dans son ouvrage fondateur Social Responsibilities of the Businessman (1953) à apporter une réponse à une question ancienne qui demeure d'actualité : comment peut-on contrôler et réguler l'entreprise privée dans le sens de l'intérêt public ? Bowen propose quatre mécanismes de réponses : la concurrence ; la régulation publique ; les contre-pouvoirs tels que syndicats, organisations de consommateurs, coopératives ; l'auto-régulation. L'optimum est obtenu par la conjugaison de l'ensemble de ces mécanismes. La Responsabilité sociétale des entreprises (RSE) permet d'articuler ces quatre réponses à condition de respecter deux contraintes incontournables :
Le concept de main invisible, utilisé largement par les économistes libéraux pour justifier les politiques de « laisser faire », est aujourd'hui très critiqué par de nombreux économistes dont Robert Shiller, Prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d'Alfred Nobel en 2013, qui pointe la responsabilité de ce genre de politique dans la crise économique de 2007-2008, crise qui a nécessité l'intervention massive et coordonnée des États et des banques centrales pour en limiter les effets dévastateurs[54].
L'économiste français Thomas Piketty admet certes que la main invisible existe et que les déséquilibres se résorbent, cependant il pointe du doigt la durabilité de certains déséquilibres provoquant une baisse d'utilité prolongée, ce qui pourrait être évité par des interventions non-marchandes. Il prend notamment l'exemple du marché immobilier résorbant ses déséquilibres sur des décennies[55] et l'exemple de la famine irlandaise du XIXè siècle, qui aurait pu être évitée par l'envoi de nourritures de la Grande-Bretagne vers les sites en crise sans attendre la venue de nouveaux producteurs de grain[56].
D'après l'économiste de nationalité autrichienne Christian Felber, les bienfaits de l'égoïsme amenant à un bienfait sociétal n'est pas nécessairement garanti, la réussite d'un individu n'est pas que dépendante de ses propres bons résultats, mais également de celles d'autrui ; on pourrait dès lors être incité à saboter stratégiquement ses opposants, ce qui amènerait à une situation non-optimale. Il propose au contraire l'application d'une main visible, soit des incitations ou désincitations économiques par des réglementations démocratiques et indépendantes du pouvoir de l’État[57].
« On se refusa de planifier [le] transfert immédiat [de nourriture] vers les zones de détresse, en partie au motif qu'il fallait laisser l'augmentation des prix jouer son rôle de signal et inciter ainsi les détenteurs de réserves de grains à répondre à cette demande par le biais des forces de marché. »